Jean-Luc Nancy et Daniel Tyradellis, philosophes, questionnant tous deux la nature même de la pensée, se sont rencontrés un soir de novembre 2012 à Berlin. En a résulté un dialogue sur les représentations que nous nous faisons de la pensée, sur ce qui nous y amène, nous y force ou nous y incite ; mais également sur les bonnes et les mauvaises raisons de penser, sur la philosophie et la misosophie.
Cet échange rare et singulier traite de la précarité de toute pensée, qu’elle s’établisse dans la langue, dans l’image, dans le corps ou dans l’espace ; du nous et de la pensée partagée qui ouvre les possibilités du sens. Il dessine une pensée qui s’épuise, mais qui aime aussi, et nous redonne foi en l’existence.
Écart de la pensée
Daniel Tyradellis : Je suis très heureux d’avoir l’occasion de m’entretenir avec vous sur la pensée. Pour ouvrir cette conversation, j’aimerais citer quelques mots de F. Scott Fitzgerald tirés de La Fêlure. On y lit : « Bien, une fois que je suis parvenu à cette phase de silence, j’ai été contraint de prendre une mesure que personne n’adopte volontairement : j’ai été conduit à penser. Mon Dieu ! Que c’était difficile ! Le déplacement des grandes malles pleines de secrets. À la première pause, je me suis demandé, épuisé, s’il m’était jamais arrivé de penser 1. » – En effet : m’est-il déjà arrivé une seule fois de penser ? Et qu’est-ce que j’entends par là au juste ? On dit souvent, sans trop y faire attention : « Je pensais peut-être que », « J’y ai pensé, et je me suis dit que ». Tout le monde comprend ce qu’on veut dire par là. Tout le monde ou presque s’imagine penser, peut-être même penser constamment, ou de temps en temps seulement. Mais pourtant, la réponse à la question « Qu’appelle-t-on penser ? » me semble loin d’être évidente.
Pour entrer en matière, il serait possible d’emprunter la voie historique et de regarder ce que les philosophes – qui, eux, devraient le savoir – ont répondu à cette question. Ils ne sont pas rares à s’être assez longuement étendus sur le sujet, bien que l’on se demande souvent si leurs conceptions de la pensée n’ont pas rien d’autre en commun que ce mot. On peut alors parcourir les siècles, et l’on croisera des textes éminents tels que l’opuscule de Kant intitulé « Qu’appelle-t-on s’orienter dans la pensée ? » ou certains passages fameux de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel. Dans le cadre de notre entretien, il n’est sans doute pas absurde de prendre pour point de départ les réflexions initiales du séminaire de Martin Heidegger de 1951–1952, Qu’appelle-t-on penser ? Il dit, et j’ai bien conscience de ne rien vous apprendre de nouveau en citant ce passage : « Nous accédons à ce que l’on appelle penser si nous-mêmes pensons. » Soit dit en passant, cela signifie qu’il est impossible de déléguer la tâche de penser, mais nous pourrons peut-être revenir sur ce point par la suite. Et il poursuit : « Pour qu’une telle tentative réussisse nous devons être prêts à apprendre la pensée. Aussitôt que nous nous engageons dans cet apprentissage, nous avons déjà avoué par là que nous ne sommes pas encore en pouvoir de penser 2. » Il veut dire par là...